Le Monde 28/05/2014

Francis Marmande (à Schiltigheim)

 

 

 

Carla Bley, le jazz venu de Woodstock

 

La virtuosité et les décibels se mesurent. L'élégance, la rigueur et la grâce, non. Dans l'histoire à tiroirs de cette musique, Carla Bley, par son autorité et son charme, tient depuis plus de cinquante ans une place exceptionnelle.

 

Mardi 27 mai, rencontrée l'après-midi, Carla Bley, silhouette de mannequin, cheveux de blés, frange, entre en scène avec son « true love », Steve Swallow (basse électrique) et Andy Sheppard (soprano et ténor sax).

Ce trio existe depuis une vingtaine d'années. Il vient d'enregistrer pour le label ECM un album précieux (Trios, 2013). L'Europe est patraque, la tournée aura vu, chemin faisant, pas mal de dates s'évaporer : « Croyez-vous que nous allons vers la guerre ? » Les musiciens avec qui elle joue depuis le début des années 1960, sont engagés, poètes, impliqués.

Ses deux partenaires ont participé à toutes les expériences, souvent collectives, suscitées par Carla. Emblème ? Ce mardi, ils jouent en cinquième position Vashkar dont le premier enregistrement date de l'album Footloose de Paul Bley, son premier mari (avec Steve Swallow et Pete La Roca, 1963) : « Nous jouons quelques pièces de Trios, d'autres très anciennes, et une, pour la première fois. » Voix grave, douce, égale, très contrôlée.

 

« UNE PETITE BOURGADE »

Le concert a lieu au Cheval Blanc de Schiltigheim. Ancienne ferme alsacienne, étable changée en salle à la jauge exacte (170 places), au son si précieux que l'on croit habiter un Stradivarius. Chaque musicien annonce les morceaux en français, non sans distinction et drôlerie.

Aux manettes, pour cette dernière soirée des concerts au Cheval Blanc, l'équipe audacieuse du festival de La Petite Pierre (du 7 au 17 août, Bas-Rhin). Tout du trio respire le goût, l'attention, la classe : la disposition en scène, la tenue des musiciens, la basse enfin de Steve au dessin précieux, signée de son luthier Citron, installé comme Carla et lui, « non, pas à New York, mais dans une petite bourgade que vous ne connaissez pas : elle s'appelle Woodstock ».

Comment se définit-elle ? « Compositrice, sans hésitation ! » Interprète ? « Un tout petit peu, vous savez… » – en français dans le texte. Leader ? « Oui, résolument. » Sur les partitions manuscrites, sa graphie est sans fioritures ni laisser-aller, très maigre. Après le concert, elle ne réentend que ses « fautes ». Pendant le concert, nous n'en percevons évidemment aucune. Elle tient à l'interprétation stricte de cette musique à l'architecture complexe, si simple à l'écoute. Construction implacable, économe, citations inspirées, peu de chorus, aucun chantage à l'émotion ou au barouf. D'un bout à l'autre, ça chante. Une fête rare.

Woodstock compte beaucoup de musiciens. Constituent-ils une communauté ? « Pas du tout, nous sommes des ermites. »