Benjamin Moussay sur son "Promontoire"

Jazz : Benjamin Moussay domine le « piano solo » du haut de son « Promontoire »

 

 

 Des maîtres du ragtime au fameux « Köln Concert », de Keith Jarrett, l’histoire du « piano solo » en musique improvisée est l’univers parallèle du jazz. Ni monologue inspiré ni piano sans accompagnateurs, mais plutôt le grand saut dans l’inconnu.

 

 

Benjamin Moussay, 37 ans, pianiste et compositeur aussi discret que reconnu, d’abord par ses pairs, publie Promontoire chez ECM (Edition of Contemporary Music). Premier album en solo pour le label munichois dirigé avec art par Manfred Eicher depuis 1969. « Petit » label qui a explosé grâce au Köln Concert de Keith Jarrett en solo (1975). Moussay est, après François Couturier, le deuxième pianiste hexagonal à bénéficier de ce traitement aussi rare que risqué.

 

Pochette blême sans autre posologie (chance !), Promontoire est un recueil de douze pièces brèves, tendues, claires, accessibles à toute oreille. Cinq ans, pas moins, ont suffi à Moussay pour rejoindre ce qu’il appelle « la danse avec le flux du rythme intérieur ». Douze pièces de musique moléculaire, après mixage en août 2019 « au cours duquel Manfred fait preuve d’une grande maestria concernant l’enchaînement des morceaux ».

Manfred (Eicher) ? Mythique directeur artistique d’un catalogue incomparable. Gourou ? Sorcier ? Non, dit Moussay : « Un très grand producteur… Je l’avais déjà vu à l’œuvre avec Louis Sclavis. » Sur trois albums ECM, Moussay est le pianiste du groupe de Sclavis. Les douze titres de Promontoire évoquent telle scène, tel visage (Théa, la fille du pianiste), ou un souvenir qui déclenche l’idée. Le point d’incitation. Parfois capté d’un seul jet, comme 127, qu’invente Moussay « après avoir vu le film de Danny Boyle [127 heures] sur cet alpiniste coincé dans un canyon qui s’en sort en se coupant le bras droit avec un couteau suisse… »

 

« Passionné de montagne »

Puisqu’il est trop jeune pour figurer dans le Dictionnaire du jazz qui fait référence (Bouquins, Laffont), on lui suggère de rédiger sa propre notice… « Bigre… Pas facile… Allons-y… Moussay, Benjamin – pianiste et compositeur de jazz né en 1973 à Strasbourg. Etudie le piano classique avant découverte de Thelonious Monk en solo (disque Riverside). Le grand choc. 1996 : Premier Prix (à l’unanimité) de la section Jazz au Conservatoire national supérieur de Paris. Même année, lauréat du concours international Martial-Solal et du concours national de la Défense, etc. »

Leader (en trio) ou coleader, Benjamin Moussay n’a rien d’un homme pressé : trois albums personnels entre 2000 et 2010 (en trio) ; trois albums avec la chanteuse Claudia Solal entre 2005 et 2018 ; trois albums aux côtés de Louis Sclavis. Très sollicité, tant au piano qu’aux claviers (synthétiseur basse, Fender Rhodes), par Youn Sun Nah, Airelle Besson, Sylvain Cathala, Michel Portal, Tony Malaby, Marc Ducret, Steve Swallow, Glenn Ferris, Daniel Humair, Bruno Chevillon… La liste parle d’elle-même. Il ajoute : « Compose aussi pour le cinéma ou le spectacle vivant. Enregistre en 2018 une bande originale pour Nana, de Jean Renoir. » Codicille précieux : « Passionné de montagne, Moussay pratique sérieusement l’alpinisme. »

 

Le « piano solo » ? L’ordinaire de tout pianiste, tous les matins du monde devant le clavier : la solitude. L’extra-ordinaire de l’improvisateur en scène ou en studio : le grand saut dans l’inconnu : « Tout part du piano solo : Beethoven par Arrau, Debussy par Samson François ou Michelangeli, et soudain, Monk en solo… »

 

Improvisation libre

L’aventure commence lors d’une « résidence » en Auvergne (2015) : « Le premier concert ressemblait à un récital classique avec beaucoup d’écrit… » De concerts en rappels, place à l’improvisation la plus libre. Première maquette réalisée au studio très prisé de La Buissonne (Vaucluse), avec l’ingénieur du son Gérard de Haro : « Je la fais écouter à Manfred Eicher. Il se déclare intéressé tout en souhaitant que l’on se rencontre lors de la séance avec Louis Sclavis pour son dernier disque, Characters on a Wall. »

Janvier 2019, retour à La Buissonne, « avec Gérard et Manfred, un peu tendu le matin. Après le déjeuner et quelques échanges très légers avec Manfred, enregistrement en studio, pratiquement d’une traite, en une ou deux prises. Un moment spécial et inoubliable pour moi ». Cette vitesse est rare, de nos jours : « Le fil musical s’est soudain présenté à moi comme une évidence… Manfred Eicher sait te faire aller plus loin… »

Le projet ? « Il s’est révélé doucement, tel un développement photographique. En explorant les univers qui composent ma vie (piano, grand répertoire, jazz, amitiés, famille, alpinisme), j’avais écrit des pièces, qui, au fil du temps, se sont simplifiées, épurées, jusqu’à n’en garder que l’essentiel comme support à l’improvisation. »

 

Benjamin Moussay, pianiste et compositeur : « Saisir ce fil invisible… se tenir en équilibre, comme le surfeur sur la vague »

 

Vitesse sans précipitation, la musique vient à son heure : « Plus j’avance, plus j’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de fabriquer, de jouer la musique, mais plutôt de la suivre, de la laisser dérouler son propre fil – de jouer avec elle. » Improviser ? « Saisir ce fil invisible… se tenir en équilibre, comme le surfeur sur la vague. »

« Lâcher-prise » plus concentration extrême… autre forme de l’alpinisme ? « En montagne comme en improvisation, quelle que soit la préparation, il faut répondre aux conditions qui se présentent… Pendant une course engagée, difficile, on est concentré sur le geste, les manipulations, la sécurité, la progression… Ce n’est que dans les jours, les mois, les années qui suivent que les images et sensations reviennent – que l’on “profite” réellement de la course. De même en musique, lorsqu’on est “dans la boucle”. »

Et l’envie d’y retourner tous les jours ? « Que dire ? La curiosité, le désir d’aller voir plus loin, d’en savoir plus, de comprendre, d’expérimenter… » Ce qui fait de Promontoire un recueil exceptionnel où l’expérience se fond en jouissance. L’étincelle initiale patiemment retrouvée. Promontoire ? Pourquoi ce titre ? « C’est le nom d’un petit pic rocheux des Vosges de mon enfance. » Simple.

 

Par Francis Marmande

 

Le Monde 05/06/20