Miles Davis - Dernière rencontre...

Dernière rencontre avec Miles Davis

 

Passion jazz . Francis Marmande a partagé l’intimité des plus grands musiciens d’un genre en perpétuelle révolution. Aujourd’hui, entrevue chez le trompettiste, en face de Central Park, trois mois avant sa mort.

 

A la fin, c’est Simone qui a tout dénoué. Simone Ginibre, une des femmes centrales du jazz. Ex-chanteuse, sous le nom de Simone Chevalier. Ex-épouse de Jean-Louis Ginibre, le grand inventeur des magazines de jazz. Simone, si proche de Miles Davis depuis son premier séjour à Paris (1949), agente des plus grands artistes dont lui, instigatrice de la Grande Parade du jazz à Nice, Simone au sourire effronté. Ce 6 mars 2018, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), elle est morte après une vie de roman efficace.

Toujours est-il que le 5 juin 1991, c’est elle, Simone, qui a tout dénoué. Elle vous eût réglé Yalta et la bande de Gaza en sept minutes. Moi, je naviguais entre missions universitaires et rendez-vous avec Miles Davis à New York. Vanné. Calée de longue date, mon interview se présente de traviole. Nous nous sommes rencontrés une demi-douzaine de fois. Toujours tendus au début, tendres à la fin, plus ce dessin au débotté qu’il m’offre au moment du départ. Il aime la boxe.

En ce début de juin 1991, je rame. Depuis cinq jours, cinq ans, cent ans, Miles Davis et ses agents me font poireauter dans un hôtel pourri. Le cinquième jour, j’appelle Simone

Toujours est-il qu’en ce début de juin 1991 je rame. Depuis cinq jours, cinq ans, cent ans, Miles Davis et ses agents me font poireauter dans un hôtel pourri. Fenêtre sur cour sans lumière, télévision en chaussettes, pas de téléphone en chambre. Oui : il y a un lit. Tous les soirs, je monte au siège d’American Airlines pour reporter mon retour. Après quoi, je file au club Village Vanguard faire le point sur la question. La nuit, plus rien ne peut advenir.

Le cinquième jour, j’appelle Simone. Je n’avais pas voulu la déranger. Elle venait de subir une petite opération. Elle me racontera son appel décisif :

« – Mais Miles, tu resteras toujours aussi buté… Il y a ce type que tu veux recevoir. Il a bossé. Comme tous les Français, il sait tout de toi. Et toi, tu fais le malin, Miles… Monsieur se fait attendre…

Combien il va me donner, pour l’interview ? Je suis très cher, Simone, tu le sais…

Arrête de dire des bêtises, Miles… C’est toi qui devrais le payer !

– Fuck you, Simone

Wow, Miles, I would love it if you could

– … Dis à ce type de venir à 10 h 30, Simone. Mais attention, à 10 h 31, je n’ouvre plus… 279, Central Park West. »

Diapason du diable

Dans le hall de l’immeuble luxueux, pile à l’heure, marbre et volutes à tous les étages, les quatre Noirs « men in black », oreillette et costard, m’accueillent avec une exquise urbanité : « Nous le faisons prévenir… Si nous connaissons Mr. Miles Davis ? Certainement, Sir… C’est un grand musicien, n’est-ce pas ? Certes, mais, voyez-vous, sa musique est un peu vieillotte pour nous… » Charmant ! Je m’en vais le lui répéter. Ça devrait nous le mettre de bonne humeur.

Ascenseur façon palace, 4e étage, la gouvernante ouvre la porte de chêne. Dame très wasp (white anglo-saxon protestant), comme il se doit. Cher Miles… J’installe calepin et magnétophone en bout de divan. Il déboule. Tactique de boxeur. Il m’entraîne à poil dans le coin opposé. Intarissable sur son désir d’être payé – ça tient debout, d’ailleurs… –, sa peinture, les peintures de sa femme, son œil. Ils devraient être contents, au journal.

Miles Davis s’est ficelé un parler inouï, un idiolecte ordurier à la Gainsbarre version Harlem

Père dentiste à Saint-Louis (Missouri), mère cultivée, militante, mélomane, Miles Davis s’est ficelé un parler inouï, un idiolecte ordurier à la Gainsbarre version Harlem. Même ses « brothers » ont du mal à l’entendre. Ce qui a le mérite de m’enlever tous mes complexes.

A chaque rencontre, nous nous entendons à merveille. Je ne saurais dire comment. Avec les yeux, les oreilles, les mains, je n’en sais rien. La langue n’est qu’une béquille. Rythme inconscient des inconscients, diapason du diable. Il aura été le seul être parlant à quitter cette vallée de larmes, convaincu que j’étais bilingue. Je ne comprenais pas une syllabe de ce que sa voix cassée proférait. Lors de son opération des cordes vocales, le chirurgien l’avait pourtant supplié de chuchoter pendant huit jours. A peine sorti, Miles prend une colère énorme, et voilà.

Calamité ! Le téléphone sonne. Il grimpe au premier étage du duplex. Je n’existe plus. Je connais toutes ses disparitions, ses foucades. Je sais le jour de sa longue disparition, où il vire Mick Jagger. Lequel, timide comme une fleur de serre, aura déniché son adresse : « Qui vous a invité ici ? » Flambant la porte avant de retrouver ses potes, la guibole traînante… « C’est con, ce mec, j’aurais bien aimé jouer avec lui… » Ça vous met en train.

Cécile Sorel au Moulin-Rouge

Je me résigne. Quand ça veut pas, ça veut pas. J’en prends mon parti. Non : je ne touche pas à la trompette qui trône au milieu de la table. Le temps passe. Je rassemble mes frusques. Lorsque la gouvernante revient : « Il vous prie de bien vouloir l’attendre et s’en excuse. »

Ici commencent les heures les plus fortes de ma vie. Tel Cécile Sorel au Moulin-Rouge, Miles Davis redescend l’escalier. Changé de pied en cap : turban sur cheveux, torse nu sous sa veste de soie noire, futal slim en cuir, boots façon python. Il est mince, il fut gros, une allure folle. Il a 65 ans. S’assied, me prend le bras gauche, et parle d’une voix douce. Je reviendrai trois jours durant.

« Tu sais, un musicien, qu’il soit blanc, noir ou bleu à pois roses, je m’en fous. Le tout, c’est qu’il joue bien »

Pupille d’oiseau cerclée d’azur, délicat à l’extrême, courtoisie exacte à la mesure de sa mauvaise réputation. « Tu veux savoir ce que j’ai apporté ? Rien. J’ai simplement changé cinq fois le cours de la musique. » Il a tout appris de Clark Terry, de « Bird », évidemment, et de Dizzy Gillespie. De Monk et de tous les autres. Il trimballe trois casseroles. On adore le voir en raciste anti-Blanc. Ça soulage. « Tu sais, un musicien, qu’il soit blanc, noir ou bleu à pois roses, je m’en fous. Le tout, c’est qu’il joue bien. Et surtout, qu’il ne joue pas un million de notes, mais simplement les plus nécessaires, les plus belles. »

Ah oui ! Il jouerait de dos au public, ils l’ont tous vu et se le répètent avec ce point de jouissance. Comme Karajan, en somme ? : « You know, man, dès que le tempo baisse d’un vingtième de seconde… Ou si un musicien du groupe se met à jouer pour les filles, ou je ne sais quelle connerie, fuck that, ça me transperce le corps. Je le sais de suite. Je vais simplement vers les musiciens : “Le tempo baisse, Ricky”, ou bien “Foley, n’en fais pas des tonnes”. C’est tout. Je regarde mes musiciens. »

Alors, pour l’achever, de petits nigauds venus trop tard dans un monde trop vieux estiment qu’en sa dernière période (1981-1991), pourtant semée de chefs-d’œuvre et de concerts performances, Miles « ne joue pas beaucoup »… On se tapote le menton : « Ne pas jouer beaucoup » ? Pour un patron de club (pour un patron tout court), pour un banquier, un DRH, on voit à peu près ce que ça veut dire. Mais pour Miles Davis ?

Mot tabou

Il me fait visiter. La chambre baignée de musique brésilienne ; la penderie dont je peux dater tous les costumes de scène : « Choisis. Prends celui qui te plaît. » Je n’ai pas osé. Il mesure 1,65 m, mais après tout, j’aurais pu faire un cadeau. Pour finir, le salon de musique.

Il branche un clavier Roland : « Ecoute les accords impossibles de mon nouveau pianiste, un gosse de 20 ans ! Qu’est-ce que je peux en faire ? » Il égrène des accords tchécoslovaques, comme disaient les musiciens de studio naguère. D’un coup sec, sans crier gare, il branche l’autre Roland, le jumeau : « Vas-y, juge toi-même, joue. » Nom de Dieu ! Ne me prenez pas pour totalement mytho, mais enfin, si j’analyse bien la situation, ce n’est pas que je pianote avec M. Miles Davis (à la vérité, je fais un peu n’importe quoi, comme ça vient). Non ! C’est qu’il m’accompagne. Revenons sur terre.

« Nous avons tellement joué. Nous avons surtout tellement bien joué. Mon corps accuse tout »

« J’ai horreur d’être confortable, you know, man, j’en ai marre des gens qui me demandent de rejouer Birth of the Cool ou Kind of Blue à l’infini. Nous avons tellement joué. Nous avons surtout tellement bien joué. Mon corps accuse tout. » Il dégrafe son pantalon – manquait plus que ça ! – et nomme les cicatrices de ses hernies : « Celle-ci, c’est Philly, celle-là, Tony… » Toutes, elles portent les noms des plus grands drummers de l’histoire du jazz : Philly Joe Jones, Tony Williams…

Mot tabou qu’on n’a pas prononcé ? Le « jazz » : « Je sais, pour vous, ce n’est pas le même mot. Pour nous, ça ne veut pas dire la même chose. Ça nous rabaisse. Ça nous met en cage. C’est le mot des racistes. Il y a longtemps, dans le Chicago-Indianapolis, Mingus, Max Roach et moi [ils étaient beaux, sapés comme des princes], au wagon-restaurant, on papote avec un voyageur blanc : “Et qu’est-ce que vous fabriquez dans la vie, les jeunes ? Musiciens ? Ça alors ! Vous ne voudriez pas nous jouer un petit truc ?” Bon, moi, ça va, je venais du Middle West, je feins de prendre ma trompette. Mais Max, le plus distingué de nous trois, le plus calme, le voilà qui renverse la table et casse tout ce qui lui tombe sous les mains. Je savais qu’il allait le faire : “Max, arrête tes conneries, tu sais comme ils sont…” Lui, il en rajoutait, faisait voler la vaisselle, imitait la voix du type mort de peur. Moi aussi, je suis caractériel et je fais de la boxe. Mais Max, je devinais quand il allait se battre. Ce soir-là, je l’avais à l’œil. »

« Accords inutiles »

Central Park West bleuit. La vie, la musique, l’amour, nous n’en finissons pas. Faut se quitter. Il me donne deux dessins callipyges pour la route : « Les formes que je préfère ? Le cul, bien sûr, les fesses, toi aussi, non ? Les accords foutus comme ça – il pianote sur un synthé –, ce sont des accords inutiles. Un accord n’est rien ni personne, en soi. C’est un accord perdu. Un accord est très seul, jusqu’à ce que l’on joue l’accord suivant. C’est comme un groupe ou un concert. On ne peut les isoler. »

Il aura croisé tous les princes de son temps ? « Peu importe que chacun soit un génie de l’époque. Tous ceux qui ont joué avec moi deviendront célèbres. Comme moi, d’ailleurs, avec les anciens. Je me suis toujours entouré de musiciens plus jeunes que moi. Et ne leur ai demandé qu’une chose : ne joue surtout pas ce que tu sais jouer. Va vers ce que tu ignores. »

« – Vous pensez à la mort ?

Tu es fou ? Jamais ! Je ne pense pas à ça. Ecoute, j’ai cette grosse tournée en Europe. Reviens passer le mois d’août ici, avec moi. La Californie, c’est idéal pour respirer et rêver. Mais l’énergie, c’est à Manhattan que tu la trouves. Nous avons encore beaucoup à nous dire. »

 

Je ne l’ai pas fait. En juillet 1991, j’ai assisté à une demi-douzaine de ses performances. Dont deux consécutives à Montreux (Suisse). Le dimanche 29 septembre, on annonçait sa mort.

 

Par Francis Marmande

 

Le Monde - Publié le 20 juillet 2018