Pianoforte

Après leur concert de Marciac (Un "triomphe"..., lire l'article de Francis Marmande ci-dessous) c'est au Colmar Jazz Festival que nous allons bientôt retrouver ces quatre grands pianistes qui se partagent 2 pianos et 2 Fender Rhodes pour une rencontre inédite. 

 

Le Monde / Francis Marmande / 02/08/22

 

Jazz in Marciac devait entamer sa dernière ligne droite avec Gregory Porter. Vers 19 heures, on apprend que le chanteur à la voix de crooner et de gospel aimée du public de Marciac (Gers) est bloqué à Sofia (Bulgarie). C’est donc avec quatre pianistes en scène, annoncés sous l’étiquette Pianoforte, que le festival s’est poursuivi, ce lundi 1er août. Une soirée qui ne fut pas par défaut, tant le public a été conquis.

Avant eux, Jazz in Marciac avait déjà vu défiler, depuis le 22 juillet, Diana Krall, précédée d’une surprenante Dominique Fils-Aimé, plus tard, Melody Gardot, alternant avec Jeff Beck, Marcus Miller, Herbie Hancock, Rhoda Scott ou avec l’enfant du collège de Marciac, Emile Parisien ; mais aussi Avishai Cohen, Ayo, Keziah Jones, Imelda May, Beth Hart : des voix, toujours des voix, et le gratin, s’il vous plaît. Chanteuses et chanteurs continuent de remorquer à mains nues le marché du jazz, c’est plus que vérifiable.

Pourtant, dès leur première pièce, très chaleureusement saluée, on a compris que le quartet de Pianoforte allait jouer l’amitié, l’émulation et le respect. Pierre de Bethmann (né à Boulogne-Billancourt, en 1965), Eric Legnini (Huy, en 1970), Bojan Z (Belgrade, en 1968) et Baptiste Trotignon (Paris, en 1974) avaient très finement préparé leur affaire. Tous leaders, accompagnateurs de gros calibres, baroudeurs tout-terrain, avec une discographie à eux quatre plus qu’éloquente. Bref, des partenaires de luxe. Répertoire, distribution, ce fut du cousu main.

Or, au lieu d’ouvrir leur concert à huit mains par un truc bien rentre-dedans, pour prendre le public à l’estomac, non, La Lenteur. De qui ? Peu importe ! De toute façon, quand ils jouent tous les quatre, ils inventent et créent la pièce ensemble. Tel est le privilège du jazz. Le groove viendra à son heure. Puisque le chapiteau est planté sur le terrain de rugby de la commune, on remarque deux ailiers aux pianos grande et deux centres aux pianos Rhodes. Jamais les mêmes. Le Fender Rhodes, dit par commodité « piano électrique », est reconnaissable entre mille : cette sonorité unique, charnue ou bien basse ambulante, sonorité de jouet et de grand orgue, qui habille tant de musiques, depuis les années 1970.

Etendue des possibles

Les quatre amis changent de rôles, d’instruments, de partenaire immédiat… Des chorégraphies aux combinatoires très heureuses. Si on garde quelque penchant pour les factorielles, on comprend l’étendue des possibles. Dialogues furtifs, tutti déchaînés, plus d’un signe qui ne trompe pas : les fins sont toujours nettes, précises, claires. Ils se devinent, s’anticipent, se préviennent, ils ont des prévenances. Rien à voir avec la course à l’échalote à laquelle un public désemparé réduit souvent le jazz : une sombre histoire de rivalité, de domination. Là, c’en est le contraire éclatant, parce que ces quatre-là savent ce qu’accompagner veut dire, quelle place donner au chorus (solo), quelle part accorder à la mise en place…

Passée la déception, le public s’est rendu à « La Lenteur » inaugurale, avec une ferveur qu’on n’attendait pas

Comment enchaîner La Lenteur avec Boda Boda, puis Parker’s Mood et Barbados (de Charlie Parker), variant les climats, les esprits, les phrasés ? Deux par deux, Bojan et Trotignon, sur Zingaro, Legnini et de Bethmann, dans la foulée… jusqu’à Seeds et ce Caravan, que tout le monde reconnaît, et qui n’est pas de Duke Ellington mais du trombone de l’orchestre, Juan Tizol.

Ce qui frappe à Marciac, depuis la création du festival, en 1978, c’est le goût de la perfection, le raffinement du détail. Mais aussi, le culte de l’abondance. On ne va pas rabâcher l’histoire ahurissante de ce village du Gers qui voit défiler les plus grandes stars, réserve L’Astrada – sa salle à l’acoustique de violoncelle – aux modèles plus intimistes, et a su, au fil du temps, susciter l’intérêt d’un public et se perfectionner. Nous en sommes à la troisième génération. Et si Marciac est difficilement accessible, une équipe de pilotes, tous et toutes bénévoles, relie nuit et jour le village à Tarbes, Pau, Toulouse ou Bordeaux. Mais ne pousse pas jusqu’à Sofia…

Alors, ce lundi où les spectateurs étaient venus voir Porter, tout s’est joué dans l’agencement de ce concert de quatre pianistes. Et passée la déception, le public s’est rendu à La Lenteur inaugurale, avec une ferveur qu’on n’attendait certes pas. Il a su exactement saluer les chorus, et la ferveur a tourné à l’ovation. Le public de Marciac aime aimer, c’est bien connu et, là, la salle fut conquise. Sachant souligner la délicatesse de Legnini et de Trotignon, s’ils jouent Carlos Jobim, ou telle composition de Bojan Z, interprétée à deux voix (avec Pierre de Bethmann), avec fougue, avant un final exquis sur Chorinho, ce fut un triomphe pour Pianoforte. Avec un premier rappel pour les enfants (Queen) et un second, en style de retour apaisé à la lenteur, Um Anjo, d’Egberto Gismonti. De l’art de sauver une soirée avec art et sans regret. Et l’art, beaucoup plus subtil, de laisser toutes les épingles dans le jeu.