À batons rompus. Entretiens avec Daniel Humair

À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la légende du jazz Daniel Humair, le critique Franck Médioni réalise un abécédaire à partir d’entretiens. D’ « Ambidextre » à « Zygomatique » en passant par la « Batterie » et le « Swing ». Il retrace d’une manière libre et impertinente sa vie d’artiste helvétique ayant élu domicile en France. S’il a porté la batterie de jazz à son zénith, il est également un fin gourmet : la « Gastronomie » a une place de choix dans cet abécédaire. On y croise quelques maîtres queux venant faire contrepoint aux légendes du Jazz comme « Cannonball Adderley », « Chet Baker », « John Coltrane », « Miles Davis » ou « Michel Portal ». Il est aussi peintre et, depuis peu, graveur et lithographe.

À bâtons rompus est le portrait d’un musicien aux nombreuses facettes, le portrait gourmant d’un passionné des sons et des couleurs, une personnalité sensible à fleur de peau, mais surtout une légende qui a révolutionné la batterie.

 

Éditions MF / Collection Paroles / http://www.editions-mf.com

EXTRAITS

 

Abécédaire

Un abécédaire, c’est une bonne clé. C’est une clé pour ouvrir plein de sujets qui nous tombent comme ça, au coin de la bouche, au coin du feu. C’est un terrain de jeux. C’est un jeu ouvert, rythmique, spontané, varié. Comme je ne suis pas du tout un littéraire, un intellectuel, je ne peux réagir que de façon directe et spontanée. Je joue le jeu.

 

Abstraction narrative

Je parle d’abstraction narrative à propos de mon travail parce qu’il n’est pas directement relié à un mouvement pictural bien déterminé. Je suis arrivé un peu trop tard pour faire partie de groupes tels que Cobra ou ce que l’on a appelé l’abstraction française. Quelle est ma méthode ? J’invente, je pervertis des formes existantes, j’essaye de raconter des histoires avec ces signes.

 

Ambidextrie

Ambidextre, je dessine des deux mains. Mais ma main droite est plus gauche ! En réalité, je suis ambidextre un peu par accident. A l’école, comme j’étais gaucher, on m’a forcé à écrire de la main droite. J’écrivais de la main droite, oui, mais je me suis toujours amusé à continuer à écrire de la main gauche. A la batterie, j’ai mis mes instruments du mauvais côté. Comme je faisais du foot et que j’avais plus de force dans la jambe gauche, j’ai mis la grosse caisse au pied gauche. En plus, à l’époque, je n’avais aucune référence, je ne savais pas qu’il y avait une charleston…. J’ai donc commencé à disposer la grosse caisse à gauche. Et ayant fait du tambour avec la position traditionnelle, c’est-à-dire celle du droitier, j’ai mis la cymbale à droite pour la main droite. Alors, je me suis retrouvé à moitié à l’envers. Chaque méthode de batterie est écrite pour les droitiers, en attaquant à droite. J’ai appris à attaquer à droite, mais aussi, pour des raisons pratiques, à attaquer à gauche. De cette manière, j’ai plus de rapidité pour faire une figure que si je dois sortir la main droite de la cymbale pour aller sur la caisse claire alors que je peux continuer à jouer du tempo en attaquant à gauche. Finalement, j’ai appris à jouer des deux côtés. C’est très utile, cela me donne une surface plus ample pour la main gauche. Je ne croise jamais. Je tape à droite sur ce qui est à droite et à gauche sur ce qui est à gauche. Il est vrai que c’est beaucoup plus souple et moins crispant pour ce qui est des positions. Seulement, j’ai changé ma position de prise de baguettes. J’ai pris la position des timpanistes classiques, je tiens les baguettes des deux mains de la même manière. J’ai fait ce choix car je pense que la technique tambour était faite pour marcher avec un tambour, penché. Mais comme on joue à plat, il n’y a pas de raison d’avoir une main qui tient la baguette d’une façon et l’autre d’une autre, complètement différente. Évidemment, jouer de la main gauche m’a permis de trouver des couleurs et des facilités de passage beaucoup plus intéressantes que si je m’étais tenu à jouer à droite. Quand on joue du jazz, il ne s’agit pas d’être conventionnel. Le jazz, c’est la liberté d’expression totale. La liberté de l’outil, de l’emploi, du travail de l’outil. Il s’agit d’approfondir, d’aller voir ce qu’on peut développer avec son physique et son état d’esprit..

 

Cannonball Adderley (1928 – 1975), saxophoniste

Cannonball est pour moi l’exemple parfait du jazzman. Cannonball fait partie de mes expériences musicales majeures, avec Joe Henderson, Stan Getz, Phil Woods, Eric Dolphy, Jackie McLean, Lee Konitz et, à certains moments, Dexter Gordon. Je ne parle pas des musiciens français, mais des Américains de passage. Cannonball m’a stimulé et rassuré. Quand vous êtes français, blanc, il y a toujours quelqu’un qui dit : “Mais le swing, le tempo, ce chabada…” Quand j’ai joué avec Cannonball, ça a tourné dès la première seconde. On avait la banane. Je me régalais, il se régalait. Il a toujours eu une attitude formidable et positive avec moi. Il m’a toujours traité comme l’un des siens. Cannonball fait partie de ces gens avec qui il n’y a pas de problème de musique. Je vais évoquer un souvenir : à l’époque, le quintette de Cannonball était programmé au Half Note, à New York. Le batteur, Roy McCurdie venait d’avoir un enfant. Je finissais très tôt de jouer au Village Gate avec les Swingle Singers. J’arrivais au Half Note au milieu du premier set de Cannonball. Le batteur de son groupe devait rentrer chez lui afin de libérer la personne qui gardait son enfant. Et Cannonball aimait beaucoup jouer avec moi. La première fois, je suis arrivé, je me suis retrouvé avec Sam Jones à la basse qui se trouvait à trente centimètres de la batterie, avec Joe Zawinul au piano en face (on pouvait presque se parler tellement on était proche l’un de l’autre), et puis avec ses deux monstres devant, Cannonball et Nat Adderley. Ils se sont mis à jouer leur répertoire que je connaissais un peu parce que je possédais leurs disques, mais je n’avais pas répété avec l’orchestre. On a commencé à jouer et j’ai eu l’impression d’être dans un siège de Knoll, un fauteuil anglais de grand confort. Oui, dès la première seconde, ça tourne. Vous jouez juste, parce que c’est la seule façon d’aller au bout. Il n’y a pas trente-six façons, vous arrivez immédiatement à trouver le feeling, le sens, ça fonctionne. Ça ne s’explique pas, c’est évident. Tout à coup, tout est réuni pour que ça tourne et que ça devienne jouissif. On ne se pose pas de question, on ne se demande pas si c’est trop ceci ou trop cela. Ce quintette était un groupe exceptionnel. La leçon numéro un des Américains est celle-ci : quand il y a deux personnes qui phrasent exactement de la même façon quand elles jouent ensemble, elles donnent plus de son que deux personnes qui ne jouent pas tout à fait ensemble même si leur son est puissant. C’est la seule différence qui demeure entre le jazz aux États-Unis et le jazz en Europe. Quelquefois, il y a des problèmes de mise en place qui ne sont pas naturelles chez les Américains. Les Américains ont tous le même phrasé, ils articulent tous de la même manière : Frank Sinatra, Stan Getz, Sonny Rollins, même combat ! C’est la raison pour laquelle les Américains parlent toujours de Sinatra. Dès qu’il aborde un standard, c’est la meilleure mise en place possible. Au sein d’un groupe comme celui de Cannonball, il n’y a pas ces problèmes récurrents : le batteur est trop fort, celui-là est comme ça… Tout le monde joue normalement, au volume normal de l’instrument dans sa plénitude. Le quintette de Cannonball, c’était un groupe comme il y en a eu très peu, celui de Max Roach-Clifford Brown, les Jazz Messengers, celui d’Horace Silver, celui d’Oscar Peterson, celui de Miles Davis et celui de Coltrane. Cannonball est pour moi le musicien de référence. L’une de mes peintures porte le titre I Remember Cannonball. Chaque fois que je dois mentionner le nom d’un musicien qui représente l’exemple le plus parfait, – je n’ai pas dit le plus original ou le plus audacieux –, de ce qu’est le jazz, je cite Cannonball Adderley. Il incarne la perfection du son d’un saxophone de jazz, la perfection de la mise en place, du swing, de l’improvisation. Je vois aussi en lui la perfection du leader, du sideman et de l’ami. Quelqu’un qui ne connaît pas le jazz et qui me demande : “Le jazz, qu’est-ce que c’est ?” Je réponds : “Cannonball Adderley”.