Baptiste Trotignon ! You have changed !

Baptiste Trotignon, pianiste le « cul entre deux tabourets »

Le pianiste et compositeur multipiste sort un nouvel album en solo, « You’ve Changed ». 

Par   Le Monde 14/11/19

Pianiste brillant, compositeur multipiste, physique de cinéma, énergie de feu et concentration de perchiste, Baptiste Trotignon, 44 ans, ou l’art de se multiplier : You’ve Changed est son dix-septième album personnel (ajoutons une trentaine en tant qu’accompagnateur) ; il assure la coordination musicale de Pianomania, du 14 au 20 novembre, dans divers lieux de Paris dont les Bouffes du Nord – « la meilleure acoustique de Paris » –, où il se produit en solo le 17 novembre ; plus surprenant, le partenaire de Jacques Schwarz-Bart ou Minino Garay est responsable de la chanson-titre du dernier album de Maxime Le Forestier, Paraître ou ne pas être.

 

Rien ne saurait surprendre de la part de Trotignon : « Maxime Le Forestier ? Magnifique artiste. C’est Jean-Philippe Allard, producteur de goût (rare !), qui nous a mis en contact. Grand plaisir d’écrire cette musique sur ces paroles de Maxime, plaisir simple et gourmand à la fois. C’est la première fois qu’une chanson que j’écris est “prise” (vilain mot mais c’est comme ça qu’on dit) par un interprète, j’en suis très fier ! »

 

You’ve Changed ? En quoi aurait-il changé ? Certainement pas dans son être, encore moins dans sa vitalité. Il suffit d’écouter son accompagnement aussi naturel que stupéfiant, dès le premier accord, de la première chanson qui ouvre l’album, I’m a Fool to Want You, chantée par Camélia Jordana. Elle n’est pas à proprement parler une chanteuse de « jazz ». Lui vient de la « musique européenne » (expression qu’il préfère à « musique classique »).

 

Leur interprétation est un prodige de musicalité, d’invention et d’élégance. Un peu plus loin, dans l’album, le pianiste seul, mixe main gauche une gamme de do majeur en boucle athlétique ; et main droite une petite improvisation à la Lennie Tristano. Excellent, paraît-il, comme échauffement au réveil.

 

Fougue, entrain, rire

Virtuosité, maîtrise, soit, elles sont là, incontestables. Mais la vraie singularité, c’est ce déchaînement déluré où l’exploit se fait musique. Le titre ? Do qui flotte. Titre à la Solal (Don Quichotte) ? On a oublié de lui demander. On improvise. En 2002, Baptiste Trotignon remporte le concours international Martial Solal. Une quinzaine d’albums suivent chez Naïve, « en toute liberté artistique, ce n’est pas si fréquent ».

 

Il aime aimer. Il a autant aimé l’apprentissage paradoxal que lui a donné sa première professeure (elle commence par le libre exercice de l’instrument) que la vie nocturne qu’il découvre dix ans plus tard, à Paris : « Toute la nuit, les clubs étaient encore des lieux de transmission. » Le solo ? « Rien d’étonnant. A la maison, je suis comme les autres : bien plus souvent seul devant mon clavier que disposant d’une rythmique à la demande… »

 

Fougue, entrain, rire, ses éclatantes vertus. Plus rare, l’extrême lucidité qui en est la doublure. Versatilité ? Le mot latin aux connotations plutôt fâcheuses en français s’applique très positivement aux grands musiciens de jazz (leur versatility est volontiers louée) : « Oui, en français, c’est pas terrible… Ça supposerait que je change d’opinion comme de chemise. Je suis gourmand de plein de couleurs musicales et créatives, certes, mais toujours fidèle à une certaine idée de la musique : limpidité mélodique, puissance rythmique, richesse harmonique. Avant tout, liberté d’esprit. Sans contraintes. C’est à ça que sert la “technique”, le savoir-faire, l’acquisition des langages : ne jamais se limiter. Je n’aime ni les limites ni les frontières, encore moins l’œcuménisme. »

 

Casser le cadre

Une face rock and roll, l’autre très sage ? Plus « le cul entre deux tabourets » que quelque bipolarité : « Ne jouons pas avec les mots. La bipolarité est une souffrance, un handicap et, même si les doutes qui peuvent me ronger sont parfois douloureux, je ne vis pas ma double identité comme une souffrance. Une chance, plutôt, une richesse que je me dois de savoir négocier. Savoir négocier ses parts d’ombre. En fait, au-delà du “sage versus ‘dirty’”, je dirais que j’ai besoin d’un côté d’avoir un cadre, et de régulièrement le casser. C’est le propre de l’art, non ? »

 

Depuis l’adolescence, un aphorisme de Nietzsche lui sert de repère : « Des sages et des fous la rencontre/Tout cela je le suis et le veux être/Colombe Serpent et Cochon… » Soliste qui aime le duo, le trio et l’écriture symphonique, partenaire très recherché, Baptiste Trotignon se permet une authentique transgression : « J’aime les gens différents, et j’aime la vie. » Sa pratique vaut analyse : se former pendant des milliers d’heures d’accompagnement (lot de tout pianiste) ; régler la question de la légitimité du musicien européen face à la musique afro-américaine ; « rester fidèle au son, à la maîtrise de l’instrument chez Cecil Taylor, à la puissance de Richter, dès qu’il pose ses mains sur un clavier ». Richter, inoubliable, il l’a entendu à Nantes, il se souvient du son, comme nous d’une image ou d’un octosyllabe, il était alors au Conservatoire. Et tout à trac, contre-pied : « Quand on est un vrai artiste, on ne sait pas ce qu’on fait… »