L’hymne à la joie d’Ahmad Jamal

 

 

LE MONDE | 05.08.2016  Par Francis Marmande (Marciac (Gers), envoyé spécial)

 

Marciac, 4 août, chapiteau de 6 453 places, pluie pesante. Manolo Badrena entre côté jardin. Le Steinway ­occupe tout l’espace. Les autres meubles, contrebasse (James Cammack), batterie (Herlin Riley), et percussions aussi imposantes qu’un autel baroque, sont ramassés au centre. C’est un groupe de proximité, prêt à déménager. Trop de lumière, façon plateau télé, un son correct. Le grand retour d’Ahmad Jamal – toute une légende – après vingt mois de retraite définitive. Avant départ pour une retraite non moins ­définitive.

On n’est pas dupe. Cédant à quelque sirène, l’amitié tout simplement, ou le respect citoyen pour l’aventure de Jean-Louis Guilhaumon, inventeur et président à vie de Jazz in Marciac (jusqu’au 15 août), M. Ahmad Jamal reviendra. Tous les ans, s’il le faut.



Entre pyjama et Zavatta

Manolo Badrena, c’est le percussionniste. Portoricain de San Juan (1952), un look de punk comique, un cœur d’amateur. Voilà qu’il s’est fait ratiboiser, tels ces footballeurs modernes, nuque et tempes rasées rasibus, et sur le toupet, une sorte de bouse de cheveux très seyante. Pour le reste, dress code entre pyjama et Zavatta. Manolo Badrena assure le show, rassure le chef qui n’en a pas besoin, l’amuse et distribue la bonne humeur, l’énergie et la pulsation comme on donne à becqter aux poules.

Pour de vrai, Manolo peut dégainer un CV de luxe, de Henry Mancini aux Stones en passant par Weather Report et Joni Mitchell. Et plus subtilement, quand il ne fait pas le clown, ou sans cesser d’être lui, il est poète, il peint, compose, vit, toutes choses pour lesquelles M. Ahmad Jamal, qu’il fait rire, le respecte.

IL NE DIRIGE PAS, IL INSPIRE ; IL VA SANS FORCER VERS CE POINT EXQUIS OÙ TOUT TRANSPIRE


Derrière, Herlin Riley et James Cammack, vieux compagnons de route du pianiste et compositeur, lequel fait une entrée princière : pantalon blanc cassé, vareuse gris métal, barbe étincelante, sourire aux anges. Ce n’est pas un orchestre, c’est un groupe en fusion. Depuis cet album, Ahmad Jamal at Pershing (au club chicagoan, 1958, avec Israel Crosby et Vernel Fournier), il sera dit que le pianiste de Pittsburgh, le préféré de Miles ­Davis, l’ami du genre musicien, ne fait rien comme les autres : il ne dirige pas, il inspire ; il va sans forcer vers ce point exquis où tout transpire ; il ponctue, il relance comme il respire, touchant ici l’acmé, parfois le « culmen » – ainsi bafouille Trissotin –, avant de briser sec, et relancer lascivement la machine.

Deux points incomparables chez Ahmad Jamal et ses frères : la tension/détente qui ne peut que renvoyer à la fable du swing et celle de l’étreinte ; l’art de finir un morceau, lors même qu’il est évasion collective, école buissonnière, recherche de labo en scène, génie de la passe et de la « mise en place ». Quant à la rythmique, Cammack et Riley ? En font-ils trop, côté sourires ? Pas le moins du monde. Dans une ambiance de surveillance générale – seule différence de cette édition 2016 –, pourquoi en venir à se méfier de la joie ?

Abd Al Malik un rien intimidé

La pratique de la joie devant la vie reste le signe inchangé d’Ahmad Jamal. Une chanson lui est venue en rêve. Les lieux le font rêver. « Marseille, ville d’éternité… » Il l’offre à Mina Agossi, qui fait une entrée de princesse impressionnée, avec cette robe mauve qu’on ne lui avait pas vue depuis le Trianon en 2012. En fin de concert – car tout ce déroulé de chorus, boléros, diableries, enjambements et anacoluthes, Kitty Cat et Motherless Child, ses tubes, connaît son implacable résolution –, Abd Al Malik, un rien intimidé lui aussi, vient reprendre façon rap soft le texte consacré à Marseille. Entend-on au passage ceci, surgi du rêve d’Ahmad Jamal, amoureux de la cité phocéenne : « Ma vie est trop remplie de tristesse… » Tiens, tiens ! Lui aussi…

Un qui n’a pas l’air intimidé, c’est son plus récent protégé, ­Shahin Novrasli, pianiste tombé d’Azerbaïdjan qu’il présente en première partie du concert. Une technique à toute épreuve, une main gauche de droitier, des idées à en revendre, des références symphoniques et bientôt un album très « jazz », un engagement physique qui semble un peu pataud – allez savoir, avec tout ce monde dans les étagères… –, plus on ne sait trop quoi de Keith Jarrett dans l’histoire. Une dame avisée casse le morceau en sortant : « C’est un Keith Jarrett de bonne humeur… » Elle n’a pas dû voir l’autre, mais cela peut servir de carte de visite.

IL AIME AIDER, LANCER, PROPULSER CHANTEUSES OU MUSICIENS EN QUI IL CROIT


Ahmad Jamal en a toujours usé ainsi. Il aime aider, lancer, propulser chanteuses ou musiciens en qui il croit. Lui qui ne pratique le piano solo qu’en secret, il lâche en scène, l’applaudissant à tout rompre, ce garçon qui emporte l’adhésion du chapiteau : troublant de lenteur au début, mêlant mugham (genre savant azéri) et improvisation, pour finir au premier rappel sur une de ces mélopées R’n’B qu’on entend sur les pianos de gare.

Ahmad Jamal ne saurait être son conseiller musical. « Moi-même, quand j’ai enregistré At the Pershing, je n’avais pas reçu le moindre conseil, j’en ai vendu plus d’un million – dit-il à Alex Dutilh dans une interview fleuve pour Jazz News – et ce n’est que broutille à côté de Mozart. » Il l’aide, et Shahin Novrasli s’aidera soi-même. Les jazzmen jouent comme s’ils devaient mourir demain. Ahmad Jamal, comme s’il allait renaître aujourd’hui. Finissant sans finir par moult rappels, dans une ambiance selfie, vieilles charrues, olé-olé, bain de jouvence, la vie devant soi.


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