Bojan Z et Julien Lourau, l’art du double
jeu
Invités au festival Jazz au
fil de l’oise, le pianiste et le saxophoniste ténor (sax) sont passés maîtres dans l’art du duo.
22 novembre, auditorium du CRR (Conservatoire
de rayonnement régional) de Cergy : Bojan Z (piano et clavier Rhodes) et Julien Lourau (ténor sax) en duo pour la onzième date du festival Jazz au fil de l’Oise. Le duo de Bojan et
Lourau est pris entre d’autres duos, comme il est
d’usage dans les festivals contemporains : Thomas Enhco et Vassilena Serafimova, Funambules, c’était le 6 novembre à L’Isle d’Adam ; Airelle Besson et Vincent Segal, le 18 à Pontoise ;
bientôt, le 10 décembre, le No Money Kids, duo, concert debout. En musique improvisée, le duo suppose des dispositions et des choix très spéciaux.
Du 19 octobre au 11 décembre, le festival en Val d’Oise décline en villes et villages, églises, salles ou foyers, dans les splendeurs du Vexin ou l’architecture surprise de Cergy, un programme toujours strict. Strict et généreux. Au loin, ce 22 novembre à 16 heures, l’église d’Auvers-sur-Oise sonne le glas : peut-être, entre les tombes parallèles des frères Van Gogh noyées de lierre, pour l’enterrement d’une coccinelle. Dans l’auditorium du CRR, Bojan et Lourau partent de pièces impeccablement écrites, le plus souvent par Bojan. C’est leur lexique, leur incitation, leur thématique : des airs éprouvés (Seeds), des airs anciens, des dédicaces (deux pièces adressées à Julien Lourau), des évocations du monde d’antan et de demain (Bulgarska). Des sons venus d’ailleurs.
Ils ont assez de musique en eux, assez de délicatesse, assez de déchaînement possible, pour changer leur carnet de titres soigneusement écrits en recherche à deux voix. Leur maîtrise permet toutes les échappées, mais surtout, leur histoire sans préméditation semble si contraire aux lois du monde utile et pressé qu’elle en est confondante : pendant des années, ils ont joué pour jouer, à pas d’heure fixe, sans projet, sans « concept » marchand, sans la thanatopraxie de l’enregistrement, sans avenir, sans tournée pour signer des albums avant de regagner le Formule 1.
Cette magnifique insouciance chez deux maîtres de leur instrument (un outil, pas plus), maîtres du savoir (la moindre des choses), de la liberté d’être (rare), est la condition de l’abandon que suppose chacune de leurs rencontres. Leurs concerts en duo sont des fêtes de l’amitié, de l’écoute et du son. De la mélodie et de la pensée, aussi.
Flashback : un mardi soir de juin 1989, Bojan Z – Bojan Zulfikarpasik, pianiste franco-serbe, né à Belgrade le 2 février 1968 –, joue au Sunset, Paris 1er. Bojan a 21 ans. Vers minuit, descend un jeune saxophoniste ténor du nom de Julien Lourau. Il est né en 1970 à Paris. Il a 18 ans. Il est costaud, décidé et toujours sérieux. Bojan, athlétique et rieur. Deux jeunes gens à la personnalité discrète autant qu’affirmée, aussi curieux de tout que peu tentés par les modes, l’ambition de carrière, le style en cours. Seule, l’envie de jouer. L’exigence, soit, mais enfin, la joie.
Julien Lourau sort ce mardi soir de juin 1989, d’un concert rockabilly. Bojan l’invite. Ils jouent ensemble. Commençant une composition du pianiste Jimmy Rowles, The Peacocks, dont l’insistance séduction chez les musiciens finit par surprendre. Ce soir-là, ils ne se mesurent ni ne se calculent. Ils s’invitent et se découvrent. Ils se retrouvent comme ont toujours su faire les grands musiciens, sur les standards (le répertoire de base, sujet profond de tous ceux qui savent), classiques ou modernes.
Dans leur double entente, sans chercher à se damer le pion ni à prendre l’avantage ou à l’emporter, ils se révèlent. Il faut être aussi coincée qu’une « américaniste » de cabaret, spécialiste auto–proclamée de la cultureafro-américaine, pour percevoir dans les sublimes duos de Billie Holiday et Lester Young, amants célestes, la compétition à mort des genres et des rôles (France-Culture, 10 janvier 2013)…
Sans un mot sinon ceux de la musique, Bojan Z et Julien Lourau tombent amis. Ils savent tout ? Ils oublient tout. Bojan a des capacités d’emballement terribles. Lourau, une furia d’ouragan. Ils sont capables aussi de plages si douces qu’on entend le souffle.
L’art du duo, c’est cette révélation. On pourrait aligner, à commencer par Duke Ellington et son jeune contrebassiste Jimmy Blanton en 1940, et bien avant sans doute, les duos qui jalonnent l’histoire du jazz. Exercice de la mise en jeu totale à deux. Depuis 1989, Bojan Z et Julien Lourau se retrouvent à l’amiable, enregistrent, inventent et approfondissent, sans en faire méthode, leur histoire d’amitié philosophe.
Depuis 1989, chacun a sa carrière de catégorie : des prix remarqués, des groupes détonants (Transpacifik de Bojan Z, le Julien Lourau Groove Gang), etc. Ce mardi soir de juin 1989, ils croisent le fer pour la première fois. Expression aussi contraire que possible à ce qu’elle désigne : ils jouent ensemble. Double jeu, extrême attention à l’autre, relance, alternance, effacement, service soigné, traque de l’inattendu, ascension dans les grands gouffres, ils mettent leur science au service du non–savoir. Et leur passion de l’histoire des musiques, à la merci de leur partition instantanée. Tel est l’art du duo.
Ce n’est en rien cette soif de rivalité à quoi, faute d’oreille et de regard porté à la scène, on rabaisse le « jazz ». C’en est l’exact contraire : l’émulation, l’amitié, la présence, le jeu pour le jeu. N’importe quel amateur vous le dira : jouer avec meilleur que soi, jouer avec l’autre, augmente votre propre jeu. Vous voyez sous vos doigts passer des traits que vous ne savez pas exécuter.
Et quand l’autre est parti, surtout s’il est musicien-musicien et vous, simple amateur, vous retournez dans votre cuisine avec vos pauvres ressources. Chez les vrais musiciens, c’est pareil. L’amateur, le bon amateur, reste un type qui joue de la musique. Le musicien, mon matérialisme philosophique s’arrêtera là : c’est un musicien–musicien. L’histoire du jazz et des musiques improvisées passe par cette évidence lumineuse. Le duo Bojan Z & Julien Lourau en apporte la preuve.
Quand le patron d’un club sonnait les cloches à Mingus (compositeur, contrebasse) et Fats Navarro (trompette), pour peu qu’ils s’attardassent en loge, moins pour boire que pour philosopher d’ailleurs, Mingus disait à Fats, viens Fats, les patrons n’ont pas la même logique que nous, come on, Fats, on va poursuivre cette conversation en scène. En scène, les musiciens de jazz et d’improvisation « se parlent », pensent, s’entendent, loin, très loin au-delà des recours de la langue. Ce point est mal étudié.