Bertrand Tavernier / Autour de minuit

Archives de l'INA et du journal Le Monde pour retrouver Bertrand Tavernier et son amour du jazz.

Et sur le site de Jazz Magazine une chronique intitulée Round Midnight : le film qui aimait le jazz 

 

Dans les archives du journal Le Monde, ce texte de Francis Marmande :

 

" Autour de minuit ", de Bertrand Tavernier La nécessité du jazz

" Autour de minuit ", c'est un film d'amour sur l'amour du jazz. C'est la voix de Dexter Gordon, musicien bouleversant.

 

Avec les films de Bertrand Tavernier, il y a toujours un risque, minime si l'on veut, mais réel, qu'ils soient réussis. Autour de minuit est réussi, et dans la réussite, il ne fait pas le détail. Même ce qui échappe au scénario, cette dérive emportée par l'incroyable présence de Dexter Gordon, finit par rejoindre la volonté du film.

Vie et mort d'un musicien de jazz génial et déjeté (Charlie Parker, Bud Powell, Lester Young, etc.), momentanément sauvé de l'enfer, à Paris, par un Français Francis (François Cluzet, excellent dans un rôle vaguement inspiré par la rencontre du graphiste Francis Paudra et de Bud Powell), finalement rendu à l'enfer et à la mort. Voilà très exactement le sujet fait pour rater un film. Pas seulement parce que veillent, sourcilleux, les gardiens du temple, les amateurs de jazz qui aiment d'autant moins qu'on leur chipe leur secret qu'ils ne sont pas certains de le partager vraiment (le mot de passe en est très variable). Pas seulement parce qu'un tel sujet se heurte immédiatement à sa condition de validité : la crédibilité, l'"authenticité" accordée au personnage, mais parce que le sujet met en jeu, c'est la relation imaginaire de l'Europe (la France en particulier) au jazz.

En gros, c'est d'ailleurs ce que disent les musiciens de jazz, " nous " avons su mieux aimer le jazz, mieux reconnaître ses génies, avec plus de passion, plus de pitié et moins de condescendance. Dans cette optique, donc, le film se condamne à se conduire avec de bons sentiments. Ce qui n'est pas, on le sait, la " focale " idéale. C'est son risque, son pari, et il le tient. Et la musique, même si elle ne compte pas parmi les chefs-d'œuvre de Dexter Gordon, d'autant qu'il a voulu jouer " cassé ", comme Lester à la fin, emporte le film à son destin.

Dès le premier plan, en réponse à une question pataude l'ami français, avec mauvais accent "frenchie" et naturel très appliqué (mais cette gaucherie est intimement liée à ce rôle de Francis en adorateur malencontreux forcément), la voix de l'ombre s'engouffre dans le film, dans la salle et en nous, comme un chorus de saxophone. C'est la voix de Dexter, voix de caverne, plus riche en harmoniques du désespoir aimable que toutes les voix de l'enfer. Cette voix venue d'ailleurs est une splendeur, et le son - premier acte du respect - lui rend totalement justice. Il la fait exister.

La scène se passe dans un hôtel. Hantise des décorateurs, les hôtels, lieux de vie entre la vie, théâtres neutres de scènes sinistres ou marrantes, sont ici refaits, par Alexandre Trauner, comme la rue du Blue Note en studio, d'ailleurs avec une sorte de réalisme imaginaire. Au générique, en lettres bleues, bleu de schiste qui domine le film, couleur de nuit, de fumée et de cendre, le vocaliste Bobby McFerrin vient de chanter, mais sans acrobatie, avec autant de délicatesse contenue que l'éclairage du film Round Midnight, la composition de Monk cosignée par Cootie Williams et Bernie Hanigen. On ne pense pas tout de suite à une voix humaine. On pense à quelque instrument inconnu.

Quand elle s'engouffre, la voix de Dexter (Dale Turner, dans l'histoire), elle, est la voix la plus humaine qu'on puisse imaginer, éraillée, grave, au bord du rire ou des larmes, sans rire jamais ni pleurer, un souffle où roulent des cailloux, une voix qui se prolonge en coloration du son du ténor. Elle est de la même famille que la sonorité du ténor. Elle est sa sonorité même. Dès le premier plan, le frisson ne vous ment pas, que vous donne cette voix qui remplit l'espace et le haut longtemps après qu'elle s'est tue, trouée de silences, lente, parole lente du cinéma (enfin). Le film de Tavernier n'est pas un film sur le jazz. Pas un film sur le dos du jazz, en tout cas. C'est un film (et un acte) d'amour sur l'amour du jazz. Sur l'absolu de cet amour. Sur sa bêtise, donc, si l'on veut prendre des airs. Et la voix de Dexter, sa présence, le moindre de ses gestes fascinants, justifient à eux seuls ce film. Comme un premier regard lavé du pittoresque et du mépris ordinaire de la musique. Le regard étonné et buté des enfants.

S'il doit y avoir cette aberration comique que serait le doublage de la voix de Dexter, alors il faut aussi remplacer ses parties de saxophone par un air d'accordéon. Et celles de Herbie Hancock, Ron Carter, Wayne Shorter, Pierre Michelot ou John McLaughlin (quelques-uns des musiciens du film) par un concert de pipeaux. C'est la règle absolue qu'impose au film la seule présence de Dexter Gordon.

Une nécessité mythique

Le plus transformable des comédiens (De Niro, par exemple) ne fera jamais croire à personne qu'il joue du saxophone. Pour la bonne raison qu'il n'en joue pas. Même si ses joues gonflées ont la même courbure, vérifiée au pied à coulisse, que celles de Charlie Parker... Or cette adhésion, ce pacte fondamental, sont essentiels. Et Dexter pourrait ne pas jouer une note de tout le film de Tavernier, ou souffler tandis qu'on entend, comme cela arrive fugitivement, une autre " prise " de son, on sait de toute éternité, dès le premier plan, qu'il est musicien. Impossible de blanchir sa voix, qui est une voix de musicien lassé de tout sauf de la musique.

Aucune surprise à ce qu'il tire le film, lentement, vers une plus grande simplicité, vers une sorte de nécessité mythique qui absente le scénario. Tavernier, relayé par Francis, l'ami français, le sauveur impossible, à moins que ce ne soit le regard de sa petite fille qui le guide, se laisse faire. Il se laisse faire au-delà même de ses propres choix et de ses passions. En voici un indice amusant : Francis a tiré Dale-Dexter du caniveau, l'habille, le loge, le rend présentable. Il joue mieux d'ailleurs et oublie ce désir qui le tenaille, de boire. Bien. Pour couronner cette réhabilitation, on va à Lyon fêter l'anniversaire de la petite.

Délices familiales, provinciales, joies simples, art de vivre ; superbement filmée, Lyon est encore plus jolie, pas plus belle mais plus jolie que Florence : les pastels proprets des quais de Saône... Et c'est là, oui là, dans ce bonheur rassurant, qu'enfin sauvé Dexter se souvient de l’hôtel Alvin ! " Je t'en ai jamais parlé ? C'est l'hôtel où habitent les plus grands musiciens de jazz. Il faut que je retourne chez moi, maintenant, à New-York City. " La scène n'a pu que douloureusement s'imposer à Tavernier, enfant de Lyon.

Dexter, après quelques heures de béatitude pastellisée, l'air absent, décide donc de se faire engloutir par New-York City. Rêve des couloirs sordides de l'hôtel Alvin, de l'ombre du dealer qui rôde, de ces managers qui n'arrêtent pas de parler (Martin Scorcese), du bruit et de la vie, oui, la vie, qui recommence. New-York City vous a fait, New-York City vous reprend. C'est aussi une histoire du jazz, troublante, amère, qui échappe au film.

C'est à cause de sa souplesse, de son émotion et de sa générosité que Autour de minuit ne s'ajoutera pas aux films ratés sur le jazz. Parce qu'il joue à fond, le jeu de sa liberté sentimentale : moments où l'on pleure, moments où l'on rit, moments où on l'échappe belle, moments où on se demande. Avec ce que cela peut avoir de passionnel et d'incertain : mais ni plus ni moins, en fait, qu'un chorus de Miles Davis avec Charlie " Chan ", le 30 janvier 1953, sur Round Midnight, justement. "Chan" est le pseudonyme de Parker. Dans le film, c'est le nom de la fille de Dale Turner. Et Miles ferait un excellent comédien (la voix, encore) pour un prochain film de Tavernier. Moins triste.